
Yann Rivière / Metsa Oka
Rencontre avec Yann Rivière, un jeune Français initié depuis plusieurs années au chamanisme amazonien. De sa banlieue parisienne à la forêt, récit de son parcours entre ombre et lumière.
Texte et photos Stéphane Allix
La saison des pluies approche, des nuages d’altitude se présentent déjà dans le ciel, à une poignée de kilomètres au nord de la ville de Tarapoto, en Amazonie péruvienne. Le paysage est vallonné, fait de collines, de champs et d’une forêt riche, chaude et bruyante. J’ai pris l’habitude plusieurs fois dans la journée de descendre faire quelques pas dans la rivière. Marchant sur les galets en prenant garde de ne pas mettre le pied sur un serpent, car j’en ai déjà surpris deux se réchauffant contre les pierres rondes, je goutte au plaisir d’un isolement sans prix. L’eau est claire, agréable, je m’y plonge avec délice. Des aigles survolent ce coin de vallée, posés sur des courants d’air chaud. L’un d’eux passe devant le soleil, je cligne des yeux et me laisse couler dans le courant, suspendu comme un fantôme sous la surface, au ralenti. Après quelques instants je remonte et me hisse dégoulinant sur un rocher brûlant qui me sèche. Assis en tailleur, face au soleil, je ralentis ma respiration et ferme les yeux. A peine distrait par une brise tiède et le bruit de l’eau, je me laisse pénétrer par la majesté de l’instant. Et il se passe quelque chose d’inattendu : immobile sur mon rocher, voilà que je ne suis plus seul. Un indien est là. Non pas à côté de moi, mais en moi. La sensation est forte, ce n’est pas mon imagination. J’ouvre les yeux, je ne vois rien, mais je sais que mes yeux ne peuvent observer qu’un tout petit fragment du réel, alors je ne suis pas surpris et me concentre sur cette sensation. Je perçois encore sa présence, aussi je ne bouge pas, essayant de savourer ce qui se passe. Je ne suis sûr que d’une chose : je ne suis pas seul en cet instant. Il y a là un indien, dans un temps hors du temps, à l’endroit où je me trouve, moi, l’étranger, qui depuis quelques jours commence à entrouvrir une porte vers les mondes invisibles. Quelques secondes, nos réalités se chevauchent.
Depuis une semaine, je suis en isolation dans le centre de Yann, un jeune français de 25 ans au visage à peine sorti de l’enfance et pourtant d’une maturité insondable, et déjà mes perceptions s’ouvrent. Yann Rivière, Metsa Oka en langue Shipibo.
Comment ce garçon de Vitry-sur-Seine, dont le père est psychiatre et la mère médecin, en est-il arrivé là ? Qu’a-t-il déclenché en moi ? Et pourquoi suis-je si tranquille et confiant en sa présence ? Son histoire n’avait pourtant pas vraiment bien commencé.
Une quête désespérée
Yann a une dizaine d’années lorsqu’il perçoit très nettement que le monde magique de l'enfance s'effondre. « L’éducation qu’on nous donnait avait l’air de prétendre que tout avait été compris, qu’il ne restait aucun mystère. Seule la mort semblait encore être un territoire inconnu. Pourtant, le monde de l’enfance est magique et rempli de mystères : on peut parler avec son jouet, sa peluche, entendre des voix "d’amis imaginaires", et alors que pour un adulte ces choses-là n’existent pas, l’enfant sait s’y retrouver sans problème et distinguer dans le flot de ses perceptions ce qui émane d’un monde "imaginaire", de ce qui vient du monde "conventionnel". » L’effacement progressif de cette capacité qu’il a de se relier spontanément à quelque chose qu’il ressent déjà comme essentiel, est une souffrance terrible pour Yann. Au fond de lui, quelque chose vit encore et refuse de disparaître dans l'ombre. Alors, il va essayer de retenir cette reliance, cette connexion qui s’estompe, par tous les moyens. L’herbe d’abord, dès 11 ans. Mais de son propre aveu, il constate très rapidement que ce type de drogue ne le mènera nul part, ça l’anesthésie au contraire. Du coup, il cherche dans les livres « ce qui fait voyager ». Il a 13 ans lorsqu’il tombe sur un plan de datura. L’ingestion de cette plante provoque des délires hallucinatoires et peut avoir des conséquences extrêmement graves. Mais l’urgence de sa quête le rend totalement inconscient des dangers. Un soir, installé dans une tente, il a une première expérience : « J’ai senti mon cœur ralentir, il m’a semblé s’arrêter complètement, et je me suis dit que je m’étais empoisonné et que j’allais mourir. J’ai alors vu un train arriver sur mon visage, et je suis entré dedans. Sur chaque fenêtre qui défilait s’étalaient tous les souvenirs de ma vie. C’était comme regarder un film, ou la vie d’un autre… Je ressentais mon identité fondre littéralement à chaque fenêtre qui passait et cela me plongeait peu à peu dans une grande confusion. Comme si toute mon identité se composait seulement de souvenirs banaux et d’émotions souvent inadaptées. La sensation que tout était en train de s’écrouler n’était pas franchement agréable, je perdais pied, je n’avais jamais le temps de reprendre mon souffle et l’expérience redoublait de violence, je me sentais étouffer. Soudain, des voix m’ont appelé à l’extérieur. J’ai rampé et suis sorti. J’ai alors vu un groupe de bêtes mi-homme mi-animal. Elles mangeaient quelque chose, et en m’approchant, j’ai découvert que c’était moi qu’elles dévoraient. J’ai alors instantanément senti la douleur de leurs griffes qui m’arrachaient la peau, les muscles et les os un par un. Mais comment pouvais-je être en train de me faire dévorer et observer la scène du dessus en même temps ? J’étais sans doute mort ! Qu’allait-il se passer ensuite ? Soudain la Terre s’est ouverte comme une mâchoire et je suis tombé dans un trou sans fond… j’y ai ressenti toute la souffrance universelle… ». Lorsqu’il reprend conscience, la tente dans laquelle il se trouvait est en lambeaux et Yann constate que ses bras et ses chevilles sont griffées, comme s’il avait couru toute la nuit dans les ronces.
A partir de cette expérience, il ne va plus s’arrêter. Commence alors une recherche désespérée, violente, presque folle et sans repères, dans le monde des paradis artificiels. Pendant les mois, puis les années, qui suivent, les limites explosent. Sa vie plonge dans l’irréel, frôlant sans cesse la folie et parfois la mort. « Je ne sais pas d’où venait cette soif de sens, tout le monde me disait que ça allait passer, que c’était une crise d’adolescence… »
Mais ça ne passe pas.
Les parents, et surtout le père psychiatre, commencent à s’inquiéter. « Mon père pensait que je devenais schizophrène parce que je lui racontais entendre des voix. Ce qui m’a sauvé, c’est que mon délire avait du sens : les voix m’expliquaient des choses sensées sur moi-même ou sur les autres. » C’est cette cohérence qui finalement rassure un peu, et fait dire au papa que Yann ne souffre pas de délire. Mais que faire ? Les parents restent désemparés, et désarmés devant la violence des excès de leur si jeune fils.
Jusqu’à l’âge de 18 ans — pendant 5 ans — la vie de Yann va être un véritable tourbillon. Interpellations policières, menace d’internement psychiatrique, inquiétudes de l’entourage, amnésies, visions, expériences extraordinaires incontrôlables. Il perçoit par exemple tout des personnes qu’il croise : dans le métro, il « sait » tout de la vie de chaque personne qu’il regarde. En cours, il voit et entend « en même temps » les pensées de tous les élèves de sa classe. « J’avais ces perceptions tout en vivant aussi mes propres souffrances et joie personnelles. J’avais quand même confusément le sentiment d’être sur la bonne voie, même si personne ne pouvait m’expliquer ce que je vivais. Je souffrais, je culpabilisais, je faisais beaucoup d’expériences avec des psychédéliques pour essayer de comprendre, mais comme cela ne marchait pas, je m'imbibais d'alcool et d’herbe pour tenter d’atténuer la douleur. Je ne savais simplement pas quoi faire. »
Puis il va y avoir cette rencontre avec un chamane Shipibo d’Amazonie, Guillermo Arevalo, découvert quelques temps plus tôt dans le documentaire du réalisateur Jan Kounen.
La rencontre décisive
« Quand un ami m’a montré les films de Jan Kounen, D’autres mondes et Blueberry, j’ai été rassuré par la figure de Guillermo Arevalo. C’est comme si je le reconnaissais. J’avais presque la certitude de l’avoir déjà vu en rêve. C’est mon entourage qui s’est dit qu’il pourrait peut-être m’aider. » Les parents de Yann découvrent que le chamane doit donner prochainement un séminaire en Europe. Sa mère décide d’aider financièrement son fils afin qu’il participe au séminaire. « Je suis arrivé en retard, juste vingt minutes avant la cérémonie. Je m’étais perdu en chemin. J’ai raconté mes expériences avec la datura à l’un des apprentis de Guillermo. A ce moment-là, je me sentais un peu comme dans une impasse : soit je devenais fou, soit je trouvais un sens à mes expériences, car je souffrais beaucoup de ne pas comprendre ce qui m’arrivait et je me sentais très seul face à cela. » Les premières expériences de Yann avec l’ayahuasca lui font prendre conscience de la manière dont jusqu’à présent il ne s’était jamais remis en question, attribuant systématiquement l’origine de ses souffrances aux autres, à la société, à ses parents. « J’ai compris combien j’avais cette tendance à projeter la faute sur les autres ; par ailleurs, je vivais comme amputé de la moitié de moi-même » A la troisième cérémonie, la dose d’ayahuasca est plus forte, et Guillermo est très présent aux côtés de Yann. L’expérience qu’il vit alors est une révélation. « C’est comme si tous les voiles des apparences et du paraître tombaient un à un, et qu’un dialogue depuis longtemps rompu reprenait entre mon cœur et mon esprit. Comme si tout se remettait en place en moi… » Cette rencontre, tant avec la plante qu’avec le chamane, est décisive. Le lendemain, Guillermo conseille à Yann… de se discipliner. « Il m’a dit de trouver un travail. Tout s’est enchaîné très vite. J’ai trouvé un job d’hôte d’accueil dans un supermarché. » Pour les parents, la métamorphose est à peine croyable. Ils découvrent leur fils motivé, changé, rasé de près, en costard tous les matins. Un deuxième séminaire renforce Yann dans cette voie, il est sur le bon chemin. Ces quelques jours avec Guillermo finissent par convaincre la maman de Yann de lui financer un premier voyage au Pérou. Quelque mois plus tard, il était en Amazonie.
Sur le chemin de l’apprentissage
« En venant en Amazonie, je n’avais pas vraiment d’objectif. Je savais que ça allait me faire du bien, j’ignorais si j’allais faire quelque chose de cette expérience. » Mais au centre des apprentis de Guillermo, la vie est dure. Une diète très stricte, un environnement extrêmement sommaire, un chamane trop souvent absent. L’expérience est enrichissante, mais au bout de six mois Yann sent qu’il arrive à ses limites. Il écourte son séjour et rentre en Europe. Ses démons l’y attendent. « En rentrant, je ne savais juste pas quoi faire, et je suis retombé très vite dans mes anciens schémas. Moi, j’avais changé beaucoup de choses, mais mon monde à Paris, lui, n’avait pas changé. Sans doute avais-je besoin de tomber et de me relever pour finir par comprendre que ma place n’était pas ici. » Plus d’une année va s’écouler où, de son propre aveu, Yann ne fait pas grand-chose de constructif. C’est lors d’un autre voyage aux côtés de Guillermo que Yann ouvre avec lui une deuxième diète d’apprentissage qu’il va poursuivre chez lui. « Dièter en France m’a fait beaucoup de bien. Instaurer un cadre, une discipline chez moi, avec ma famille, mes amis, m’a aidé à complètement m’en sortir. Je ne sais pas si j’étais prédestiné mais je sentais que plus je refusais d’aller vers le chamanisme, plus j’allais mal, plus je déprimais, plus tout allait mal autour de moi. Avec cette deuxième diète, tout devenait clair, tout devenait facile. »
Avec le recul, Yann porte un regard plus lucide également sur son cheminement douloureux. « Certaines personnes qui ont un tempérament addictif recherchent une initiation devenue inaccessible dans notre culture. Mon comportement d’avant ressemblait à une espèce d’initiation ratée. J’avais envie de prendre n’importe quoi pour m’ouvrir la conscience, pour me reconnecter à quelque chose, et puis ça ne marchait pas ou alors les "bénéfices" étaient éphémères. Mais dès que l’on s’engage sur un bon chemin, peu importe le chemin, on se sent tout de suite au bon endroit, et les choses s’enchaînent avec facilité. »
Mais le plus surprenant est sans doute que durant cette cérémonie où Guillermo ouvre sa diète, Yann se met à chanter… en Shipibo, comme s’il avait toujours fait ça.
Aujourd’hui, Yann s’occupe de son propre centre, avec l’aide de sa femme Zsuzsanna. Il reçoit des personnes désireuses de soigner des maux psychologiques ou physiques. Chaque demande est unique, et Yann les aborde à chaque fois avec beaucoup de prudence et de discernement.
Les esprits
Certaines questions ont trouvé leur réponse, d’autres ont jailli. « Avec l’ayahuasca, on voit des choses. Sont-elles extérieures ou intérieures ? Difficile à dire. Par abus de langage, on finit par dire qu’elles sont extérieures parce que quand on bataille contre des choses toute la nuit — par exemple, ce qu’on appelle les mauvais esprits, ou les mauvaises énergies — on les voit en face de soi, elles me semblent très autonomes, mais c’est un petit peu plus compliqué que ça… longtemps cette question m’a turlupiné, mais au bout d’un moment, la seule chose qui a de l’importance est que l’on observe que quand on les enlève, les gens vont mieux. Dans le même registre, quand on appelle les bonnes énergies ou des bons esprits, les gens également vont mieux, on sent même des changements radicaux, des changements qui s’installent sur le long terme en général. »
Yann reste à distance des interprétations. Il se méfie des « explications » trop littérales sur la réalité de telle ou telle chose, entité, énergie, observée en cérémonie. Notamment parce qu’il a fait le constat à la longue que ce qu’il voit prend des formes différentes à chaque fois. Parfois Yann a des visions d’êtres, d’entités, de formes. Durant ces longues nuits, il fait preuve d’une étonnante concentration, malgré l’ivresse que provoque l’ingestion de l’ayahuasca. Sa perception des personnes qu’il accueille n’obéit pas aux mêmes schémas. Il arrive que plutôt qu’une vision, Yann ressente en miroir de sa propre expérience de vie, le blocage de la personne. Ses propres émotions alors le renseignent. Parfois, des visages lui apparaissent, ou encore distingue-t-il simplement une obscurité à un endroit particulier du corps de son patient. Alors le chant lui permet de sonder cette obscurité. Il est assis les jambes repliées, la tête légèrement penchée sur le côté, dans l’obscurité seulement parfois atténuée par la clarté de la lune, et se laisse emporter dans des chants en Shipibo qu’il semble connaître depuis toujours… Ces chants appelés des « Icaros » constituent l’outil principal du chamane, lui permettant de voyager, de « voir », d’explorer les corps comme les esprits. En chantant, Yann regarde les énergies, essaie d’enlever ce qui doit l’être, de débloquer ce qui est bloqué, appelle une énergie plus lumineuse, observe les réactions des intelligences invisibles, la manière dont ses visions se transforment. Il se laisse guider. « Quand je chante, j’agis sur la personne. J’ai accumulé l’énergie de mes diètes et des plantes maîtresses, et je les utilise à travers les chants pour soigner. Les visions m’indiquent si ça marche ou pas. Assis devant la personne, je peux voir apparaître la plante qui va l’aider, ou alors me vient à l’esprit tel ou tel chant, il aussi arrive que j’entende une voix chanter à côté de mon oreille… alors je n’ai plus qu’à suivre. Si la personne déprimée sur laquelle j’ai travaillé est souriante le lendemain, et s’épanouit au fil des jours, on sent qu’on est sur la bonne voie. Mais honnêtement, je ne sais pas comment on induit ces choses-là. Je sais que je suis juste dans un état où je sais que ça marche. Est-ce la croyance qui permet à mon action d’avoir autant de force ? L’habitude de croire que l’on soigne les gens ? Je ne saurais pas dire. Est-ce un mélange d’intention, d’énergie, d’imagination active ? La vibration du chant ? Toutes les théories peuvent être proposées… Les chamanes sont juste imbibés d’une plante qui les rend ivres, et ne se posent pas ce genre de question. Ce qui importe est le résultat. »
Voilà un peu plus dix ans que Yann est entré dans la pratique. Il a du mal à se qualifier de chamane. Ce sont surtout les autres, les gens qu’il rencontre, qui lui collent cette étiquette de chamane, de guérisseur. Il se considère toujours comme étant en apprentissage, mais de plus en plus va chercher dans la psychologie occidentale des éclairages sur ce dont il fait l’expérience durant ses nuits. La découverte de Jung par exemple a été une révélation, tant l’éclairage du psychanalyste suisse lui semble de plus en plus indispensable dans son expérience avec les plantes. « La façon dont Jung appréhende les archétypes ressemble à la façon dont les Shipibos appréhendent les esprits, ces entités autonomes qui nous affectent en bien ou en mal selon comment on interagit avec elles. A travers les expériences visionnaires, j’ai la sensation de me connecter avec ce que Jung appelle l’inconscient collectif… je ne sais pas trop comment appeler ça, avec une source à laquelle on peut trouver de la connaissance. Comme les Shipibos, d’autres peuples dans d’autres endroits du monde, soit par des rituels soit par des prises de plantes, accèdent par des états de transe à des espaces où ils acquièrent des connaissances. »
La nuit est tombée. De la forêt épaisse qui nous entoure parvient le bruit incessant des insectes, des grenouilles, et de mille autres animaux peuplant l’obscurité. Assis dans le hamac tendu aux poutres de ma hutte, Yann achève le récit de ses années d’apprentissage. J’ai la sensation très nette, en l’écoutant et en l’observant depuis quelques temps, qu’il est la démonstration vivante que chacun de nous est capable de se reconnecter à cette part de divin en nous. Est-ce cela que j’ai commencé à faire à mon tour, guidé par ce jeune chamane blanc ?
Sources : Magazine Inexploré n°23